Target2 et la Buba

 

Le président de la banque centrale allemande, Jens Weidmann, réclame une réforme du système de paiement européen Target-2 et invite les politiques européens à prendre leur responsabilité (source : www.latribune.fr - Article de Romaric Godin du 13/03/2012).

Il dit notamment :

Aujourd'hui, la Bundesbank est la seule banque centrale nationale avec celle de Finlande et d'Autriche à afficher un solde positif considérable de près de 500 milliards d’euros sur Target.

Depuis lors, les commentaires alimentés par une méconnaissance totale de Target2, vont bon train et on prend évidemment pour argent comptant ce que nous dit Jens Weidmann, que lui connait très bien, et ne manque pas l’occasion pour nous raconter des histoires.

Il faut savoir que le système Target2 traite de monnaie scripturale, c’est-à-dire de monnaie issue d’écritures comptables et qu’à ce titre elle laisse toujours des traces dans les comptes de bilan.

S’appuyant sur les bilans des Banques Centrales Nationales (BCN), de la BCE et de l’Eurosystème, l’étude qui suit tend à démontrer comment les autorités monétaires cherchent à masquer leurs carences et à faire supporter les conséquences de leurs erreurs aux Etats devenus pour l’occasion « payeurs en dernier ressort ».

Target2 (Trans-european Automated Real-time Gross settlement Express Transfer system), est un système de paiement de montant élevé en euro mis en œuvre et géré par l’Eurosystème. Il est plus particulièrement destiné aux transferts transfrontières des paiements entre banques commerciales (BC) de la zone, via leur Banque Centrale nationale (BCN) pour aboutir à la BCE - contrepartie centrale - plaque tournante de toutes les opérations interbancaires de l’Eurosystème.

Bien que cela ne soit pas clairement indiqué, l’Eurosystème de notre point de vue, comprend la compensation des instruments de paiement entre banques commerciales (BC) de la zone euro, l’imputation automatique des positions réciproques (en brut, semble-t-il) à leur compte dans les livres de leurs BCN respectives et de celles-ci à leur compte dans les livres de la BCE. Associé au marché interbancaire de la zone, il procède également - il ne faut pas l’oublier - aux paiements / livraisons de titres donnés en garantie, aux différents niveaux de la hiérarchie ou étages du système : au rez-de-chaussée les BC, au premier étage les BCN et au sommet ou dernier étage la BCE.

Pour information, sachez que le traitement des transactions interbancaires domestiques, pris en charge par Target2, est limité aux deux premiers étages (BC et BCN). Il n’en est donc pas question ici puisque ce sont les opérations interzone qui sont prises en considération.


1ère partie - Fonctionnement de Target2

Prenons pour exemple un client italien qui donne ordre à sa banque commerciale (BC) de transférer à la banque commerciale (BC) de son fournisseur allemand, une somme de 100.000 euros.

                a) - la BC du client italien débite le compte de celui-ci et constate une dette envers la BC du fournisseur allemand,

                b) - la BC italienne transmet l’ordre de paiement de son client italien à destination de la BC du fournisseur allemand à sa BCN (italienne) via Target2 et l’Eurosystème,

                c) - l’Eurosystème opère un traitement par compensation de tous les ordres passés selon une séquence de temps donnée, avec pour effet d’établir les positions des unes et des autres, et ouvre le marché interbancaire aux BC en présence,

                d) - s’il n’y avait que ce transfert, la BCN italienne constaterait la dette de la BC italienne, à charge pour celle-ci de s’en acquitter envers celle-là (on suppose qu’elle n’a pas en compte les liquidités nécessaires) ; et dans le même temps, la BCN allemande constaterait la créance de la BC allemande, à charge pour celle-ci d’obtenir confirmation du règlement de celle-là,

                e) - la BCE enregistre de son côté les dettes et créances des BCN les unes envers les autres, à charge pour celles-ci de solder les positions de leurs BC respectives ; dans l’exemple retenu et dans l’hypothèse où il n’y aurait que cette opération, la BCE enregistrerait une dette de la BCN italienne vis-à-vis de la BCN allemande de 100.000 euros.

Ce que l’on oublie généralement, c’est que les opérations ne sont pas pour autant terminées. Les créances et dettes ont été constatées, mais n’ont pas encore été formellement réglées. Ici, le système devient très complexe.

Permettez-nous d’attirer tout spécialement votre attention sur des traitements parallèles, méconnus et dissimulés, qui aboutissent à l’exécution des règlements finaux selon qu’ils sont ou non effectués. C’est ici-même que se trouve le nœud ou épicentre de la crise systémique monétaire et bancaire.

Il s’agit de titres (collatéraux) donnés en garantie du règlement et rendant celui-ci effectif.

Ces titres, bénéficiant de meilleures notes des agences de notation, sont généralement des titres souverains, mais aussi des titres provenant de la titrisation (subprimes, notamment) ainsi que des titres de créance sur de grandes sociétés. La valeur de ces collatéraux a « fondu » en même temps que les agences de notation abaissaient leurs notes. Et celle des garanties avec !

Les collatéraux sont traités par l’intermédiaire du système de « règlement-livraison de titres » partie intégrante de l’Eurosystème.

Voici, à notre avis, comment fonctionne ce système et comment il est ou non utilisé en reprenant l’exemple du client italien et de son fournisseur allemand :

A - Les règlements s’opèrent au rez-de-chaussée, avec transfert de titres entre BC :

La dette de la BC italienne et la créance de la BC allemande ont été constatées dans les deux BCN, italienne et allemande, avons-nous dit. Ici, les deux BC règlent leurs positions par l’intermédiaire du marché interbancaire de l’Eurosystème, sinon on passe au §B ci-après.

Dans cet exemple, on suppose que les titres sont sains, c’est-à-dire comportent les meilleures notes de la part des agences de notation. Dès lors, sur le marché interbancaire, la BC allemande accepte de consentir un prêt de 100.000 euros à la BC italienne, contre les titres sains proposés par celle-ci.

En conséquence, le système de règlement-livraison fonctionne à plein régime et l’Eurosystème enregistre les règlements sous forme de prêts/emprunts : la BC allemande est débitée tandis que la BC italienne est crédité. La dette de la BC italienne chez sa BCN et la créance de la BC allemande chez sa BCN sont soldées par le prêt consenti par la BC allemande à la BC italienne. Les comptes des BCN sont également soldés à la BCE, contrepartie centrale.

Il ne s’est pas échangé de monnaie centrale, mais des accords de prêts/emprunts, selon ce modèle.

B - Les règlements s’opèrent au premier étage, avec transfert de fonds entre BCN :

Sur le marché interbancaire, les titres proposés en garantie par la BC italienne, étant affectés par un abaissement de la note des agences de notation, sont refusés par la BC allemande.

Dans cette hypothèse, les collatéraux proposés par la BC italienne, bien que douteux, sont acceptés par la BCN italienne qui remet à la BC italienne la monnaie centrale qui sert au transfert effectif des fonds en faveur de la BC allemande, via l’Eurosystème.

Le système de transfert de fonds prend le pas sur le système de règlement-livraison du modèle précédent et l’Eurosystème enregistre les paiements effectifs.

La BCN allemande reçoit les fonds pour le compte de sa BC, ce qui rend effectif le crédit porté à son compte (compensation), tandis que la BCN italienne solde le compte de la BC italienne des fonds transférés. Comptes soldés, tant chez les BCN italienne qu’allemande, au premier étage ainsi qu’à la BCE, contrepartie centrale, à l’étage supérieur.

La dette de la BC italienne et la créance de la BC allemande sont soldés par le prêt consenti par la BCN italienne à sa BC, dans le cadre de la politique monétaire (pension ou cession).

Le marché interbancaire ne fonctionne plus, puisqu’il n’y a plus d’échange de titres entre BC. Selon ce modèle, il s’est échangé de la monnaie centrale, émise par une BCN et transférée à l’autre. La trappe à liquidité se déplace d’une BCN à l’autre.

C - Les règlements s’opèrent au sommet avec transfert de fonds entre BCN :

Ici, ce n’est pas la BCN italienne qui remet les fonds à la BC italienne contre garantie, mais la BCE, car la BCN refuse de prendre les collatéraux en garantie. Le processus est le même que ci-dessus.

On subodore dans ce cas de figure que la BCE accepte finalement de se substituer à la BCN pour des raisons de politique monétaire.

Toutefois, cette hypothèse semble invalidée à l’examen des derniers bilans de la BCE. Celle-ci dispose de très peu de collatéraux, sinon pour couvrir des opérations de swaps entre banques européennes et américaines.

D - Les règlements s’opèrent au premier étage, avec transfert de titres :

La différence ici porte essentiellement sur le transfert de collatéraux au lieu de transfert de fonds.

Dans l’exemple qui nous intéresse, la BCN allemande accepte les titres que lui remet en garantie la BCN italienne. Ces titres peuvent ne pas être les mêmes que ceux remis par la BC italienne. Il ne saurait être question de se « refiler » le mistigri !

Le système de règlement-livraison reprend le pas sur le système de transfert de fonds et l’Eurosystème enregistre les opérations comptables correspondantes. Les comptes sont ainsi soldés aux trois niveaux de l’Eurosystème.

Le marché interbancaire ne fonctionne toujours pas. Des collatéraux s’échangent d’une BCN à l’autre, sans monnaie centrale. Dans ce modèle, la monnaie émise par la BCN du débiteur alimente la trappe à liquidités qui reste chez elle.

E - Les règlements ne s’opèrent plus convenablement :

Les collatéraux sont acceptés par les BCN, ici par la BCN italienne, car les BC ne peuvent pas rester en positions ouvertes.

Les BCN refusent de s’échanger les collatéraux, ceux-ci ayant atteint un degré de dépréciation de plus en plus grand au fur et à mesure de leur dégradation.

En conséquence, seuls les comptes de nos deux BCN, italienne et allemande sont soldés. Mais en contrepartie, les comptes des BCN à la BCE ne sont pas soldés. On constate alors des dettes et des créances de BCN à BCN de plus en plus fortes, comme en témoigne le solde positif de la Bundesbank de 500 milliards d’euros dont parle son président.

Le marché interbancaire ne fonctionne toujours pas. Les collatéraux de plus en plus dépréciés, ne s’échangent plus entre BCN. Il ne s’échange ici ni monnaie centrale, ni collatéraux d’une BCN à l’autre. Comme dans le modèle précédent, la monnaie émise par la BCN du débiteur alimente la trappe à liquidités qui reste chez elle.

2ème partie - Vérifications de nos hypothèses

Comparons le bilan de la BCE de fin 2009, 2010 et 2011. Ces comparaisons appellent les remarques suivantes :

                a) à fin 2010 il apparaît au passif un nouveau poste de bilan intitulé « Dettes intra-Eurosystème » qui n’existait pas à fin 2009 ; d’un montant de 21,2 mds€, il se décompose comme suit :

- montants dont les BCN sont redevables au titre de Target2    - 435,9 mds€
- montants dus aux BCN au titre de Target2                              + 457,1 mds€

ce qui veut dire qu’en 2010, les opérations de Target2 n’étaient plus soldées comme en 2009 et auparavant (modèles §A et B ci-dessus). Ce qui signifie également que les BCN ont commencé en 2010 à refuser les échanges de collatéraux d’une BCN à l’autre (modèle §D ci-dessus abandonné progressivement pour le §E).

Ce solde est passé de 21,2 mds€ au passif à fin 2010 à 50,0 mds€ à l’actif à fin 2011, comme suit :

- montants dont les BCN sont redevables au titre de Target2    - 842,0 mds€
- montants dus aux BCN au titre de Target2                              + 792,0 mds€

Il est passé du passif à l’actif, par des opérations de compensation strictement interdites par la loi (cf. Comptes et mécomptes de la BCE, sur le site)

Par ce tour de passe-passe, les « Dettes intra-système » sont devenues des « Créances intra-système ». Les comptes de l’exercice 2011 n’en ont pas moins été certifiés par les commissaires aux comptes, qui mettent ainsi leur réputation en jeu.

                b) le total du bilan consolidé de l’Eurosystème (BCE, BCN et BC) est plein d’enseignements ; il confirme les inquiétudes de la Buba, car il a explosé entre le 31 12 2010 et le 31 12 2012, passant de 2.000 mds€ à près de 3.000 mds€.

En conséquence, les facilités de dépôts et les reprises de liquidités en blanc ont explosé (+ 547 mds€, avec un pic à +771 mds€ en mars 2012), augmentant d’autant la trappe à liquidités !

Tout ceci confirme la validité de notre exposé sur le modèle §E.

3ème partie - Conclusions

Le marché interbancaire de l’Eurosystème ne fonctionne pratiquement plus. Comme il en a été du marché interbancaire national, et pour les mêmes raisons.

Les banques refusent de se prêter entre elles.

Les collatéraux (titres généralement souverains) remis en garantie par les banques emprunteuses ne sont plus acceptés par les prêteuses en raison de la dégradation des notes de ces titres par les agences de notation. Afin de se libérer de leurs obligations, elles doivent se procurer la monnaie centrale auprès de leur BCN (ou de la BCE, selon la politique monétaire de cette dernière). Les titres dépréciés ou en voie de l’être sont ainsi pris en pension ou rachetés par les BCN ou par la BCE, avec toutes les conséquences qui en découlent (transfert de pertes).

Il ne s’agit pas d’une crise de confiance, mais d’une défiance à l’égard de collatéraux qui n’offrent plus les conditions de garantie requises.

Il est même probable que les banques en position débitrice, disposant des liquidités nécessaires, préfèrent emprunter pour se débarrasser de collatéraux en voie de dépréciation, ne faisant qu’alimenter toujours plus l’émission de monnaie par la Banque centrale.

Il s’agit en fait d’une crise systémique bancaire d’une exceptionnelle gravité que les autorités monétaires n’arrivent pas à juguler et que donc elles cherchent à dissimuler à tout prix, même en bidouillant les comptes (compensations interdites) avec la bienveillance des commissaires aux comptes (cf. Comptes et mécomptes de la BCE, sur le site).

Elles injectent des centaines de milliards d’euros de monnaie centrale qui reviennent fatalement aux banques, sachant très bien qu’elles alimentent la trappe à liquidités. Les bilans cités ci-dessus démontrent bien que ces banques accumulent de la monnaie centrale. Ces liquidités ne peuvent pas servir à l’économie réelle en raison de l’existence de deux monnaies, centrale et secondaire, qui ne peuvent pas s’échanger directement l’une contre l’autre. Elles sont prisonnières dans deux compartiments étanches, sans autre moyen de communication que les Trésors Publics, et comme les Etats membres sont dans l’obligation de se financer sur les marchés (Maastricht/Lisbonne), les dérives monétaires ne peuvent que s’accentuer.

Les banques centrales voudraient bien que les banques disposant de toutes ces liquidités souscrivent ou acquièrent des bons ou obligations d’Etats de la zone. Mais, comment peut-on penser que ces banques vont s’engager sur des titres en voie de dépréciation ? Il faut être fou pour le croire.

La question qui se pose maintenant, est de savoir si les commissaires aux comptes de nos BCN, condamnées au déficit en raison des dépréciations, acceptent ou non de certifier les comptes.

Eh bien oui ! Les commissaires aux comptes de la Banque de France - comme ceux des autres BCN, je présume -  ont certifié ses comptes de l’exercice 2011 (et aussi 2012, à peu près dans les mêmes termes), s’appuyant sur une décision des gouverneurs décidant de ne pas passer de provision pour dépréciation, ainsi rédigée :

Conformément à l’article 32.4 des statuts du SEBC, tous risques résultant de la détention de titres du programme pour les marchés de titres, s’ils se matérialisaient, seront entièrement partagés entre les BCN de l’Eurosystème à proportion de leur clé dans le capital de la BCE.

Tous les titres détenus dans le cadre d’opérations de politique monétaire sont des titres à revenu fixe qui ont vocation à être conservés jusqu’à l’échéance et sont comptabilisés au coût amorti ; ils font l’objet de tests de dépréciation menés sur la base des informations disponibles et d’une estimation des montants recouvrables à la date d’arrêté.

Dans ce contexte, le Conseil des gouverneurs a examiné l’impact pour l’Eurosystème du programme d’initiative du secteur privé (Private sector involvement ou PSI) annoncé en  2011. Ce programme proposait une restructuration d’une partie de la dette émise par la République grecque pour assurer le caractère soutenable à long terme de sa dette. Une partie des titres détenus par l’Eurosystème dans le cadre du SMP sont émis par la République grecque. Toutefois, étant donné que ce programme d’échange volontaire ne vise que la dette détenue par le secteur privé, il sera sans incidence sur les revenus futurs générés par les titres détenus par les banques centrales de l’Eurosystème. Le Conseil des gouverneurs a estimé par ailleurs, qu’il n’y avait pas lieu de considérer au 31 décembre 2011 que ce programme ne serait pas mis en œuvre avec succès. Par conséquent aucune dépréciation n’a été constatée sur ce portefeuille au 31 décembre 2011.

On remarquera que seuls les titres grecs sont mentionnés. Le torchon ne brûle pas encore assez pour les autres !

Il faut rendre hommage à la rigueur et à l'honnêteté du cabinet KPMG qui a eu le courage de démissionner de ses mandats de commissaire aux comptes à la Fed en 2007 et à la BCE en 2008.

Contrairement à ce que prétend Jens Weidmann, ce n’est pas Target2 qu’il faut réformer, mais toute la politique monétaire dont il partage la responsabilité suprême, au lieu de se défausser sur les gouvernements.

Il faudrait tout de même lui rappeler que les BCN et la BCE sont indépendantes, ce qui signifie qu’elles sont aussi responsables de leurs fautes. Mais, devant qui, puisqu’elles n’ont à rendre de comptes à personne ?

Retour à la page d'accueil

 

Copyright © Tous droits de reproduction réservés